Étienne Ghys
Étienne Ghys est un mathématicien français, secrétaire perpétuel (première division) de l'Académie des sciences. Directeur de recherche émérite au CNRS, affecté à l’unité de mathématiques pures et appliquées (unité mixte de recherche CNRS, École normale supérieure de Lyon et INRIA), il est connu pour sa recherche en géométrie et sur les systèmes dynamiques, ainsi que pour ses travaux de vulgarisation.
Quelle est la vision (le fil rouge, concept fondateur ou encore objectif principal) que vous poursuivez à travers votre travail ?
Nous vivons une époque critique avec la chute vertigineuse de la confiance dans la science. Après le siècle des lumières où la Raison l’a emporté sur les croyances (en particulier religieuses), après la révolution industrielle et ses progrès majeurs pour les sociétés humaines, après l’explosion de la science pendant tout le vingtième siècle, nous voilà dans une période sombre où l’idée même de vérité devient confuse, où les informations les plus saugrenues circulent partout de manière anarchique, sans la moindre validation. Il serait ridicule de ne pas remettre en question la science qui n’a pas eu que des effets positifs, comme le développement des armes nucléaires par exemple. Le réchauffement climatique n’est pas dû aux scientifiques mais il est la conséquence d’une longue période d’industrialisation, sans véritablement de réflexion sur les conséquences. La communauté scientifique a longtemps négligé son devoir d’explication vis-à-vis du public général. L’enjeu est donc de restaurer une vision rationnelle dans la société, sans pour autant imposer une vision hégémonique de la science. La science n’est pas tout et ne doit pas s’imposer partout. Mais il faut être modeste (ce qui n’est pas la qualité principale des chercheurs !). Il s’agit peut-être d’un objectif principal mais plus précisément d’une utopie vers laquelle j’essaye modestement de me diriger.
Quelles racines culturelles ou historiques, ou quelles autres disciplines ou domaines de la société ont le plus influencé votre métier/domaine selon vous ?
Je suis un mathématicien. Une caractéristique de mathématiques est que son histoire est très ancienne. Des résultats mathématiques — encore difficiles aujourd’hui —datent de plus de 2000 ans. Rien de tel en biologie par exemple. Il se trouve que cet aspect historique des mathématiques a toujours été important pour moi. J’aime l’idée d’appartenir à une communauté, aussi bien dans l’espace que dans le temps. En fait, je suis plus motivé et inspiré par les mathématiques du 19ème siècle, plus particulièrement par les travaux révolutionnaires de Henri Poincaré, tant en mathématiques qu’en physique, ou encore en épistémologie. Sa démarche, tout à la fois profonde et concrète, est un modèle pour moi. Il faut dire qu’il ne se contentait pas des mathématiques : en le lisant on comprend les liens avec l’astronomie, la physique, la technologie et bien d’autres domaines. En un mot, c’est l’unité de la science qui me fascine, même si elle est actuellement menacée par l’hyper-spécialisation des scientifiques.
Quels sont les principaux changements que vous avez observés dans votre métier/domaine au fil du temps et les défis qui pourraient survenir dans les prochaines décennies ? Comment reflètent-ils les transformations sociétales et technologiques ?
Vaste question qui mériterait de longs développements… Si le « fil du temps » dont on parle ici représente quelques décennies, il me semble que le changement majeur est l’extrême rapidité de la communication, par exemple grâce à internet. Lorsque j’étais enfant, la science-fiction prévoyait des tas de choses magnifiques pour l’an 2000, mais il me semble que cette possibilité de communiquer instantanément avec le monde entier avait échappé aux prévisionnistes. D’une certaine façon, le scientifique était un individu travaillant essentiellement seul et le voilà devenu tout à coup polycéphale. Quand on pense à la rapidité de cette évolution, on ne peut que penser à la physique des transitions de phase, ou évoquer les « changements de paradigmes » de Thomas Kuhn. Pour les prochaines décennies, je préfère m’abstenir, étant donné l’observation précédente que les prévisions d’il y a quelques décennies étaient fausses. Transformations sociétales ? Elles sont claires car le monde s’est transformé en un immense réseau incontrôlable dans lequel la « Valeur de la science » (titre d’un livre de Poincaré !), n’a plus cours, tout au moins dans sa forme précédente. Il faut reconstruire cette valeur, adaptée au monde moderne.
Y a-t-il un livre, un film ou une œuvre d’art qui selon vous capture parfaitement l’essence de votre métier ?
Il est impossible de répondre à cette question si on ne précise pas le public auquel ce livre ou cette œuvre est destinée. Même en faisant tous les efforts possibles, il faut dire que la science, et les mathématiques en particulier, ne sont pas faciles. Il faut du temps, beaucoup de temps, pour assimiler même une petite partie des mathématiques. Nous ne sommes plus au temps d’Arago qui enseignait « l’Astronomie populaire », ou de Poincaré qui écrivait des livres qui atteignaient des publics très larges. Pour ne pas répondre à la question, je peux signaler un livre qui a joué un rôle dans ma vocation, lorsque j’étais adolescent. Il s’agit de « Un, deux, trois, l’infini » de Gamow : la révélation de l’infini chez un gamin ! Mais on pourrait donner beaucoup d’autres exemples. Pour donner un exemple très récent, le livre « Mathematica » de David Bessis est remarquable, un succès de librairie, accessible à un public assez large. En lisant ce livre, j’ai reconnu le livre d’un « frère mathématicien » !
Imaginons que vous puissiez créer une capsule qui voyagerait à travers l’univers et le temps, qu’aimeriez-vous y mettre à l'intérieur ?
Question très facile ! Je partirais avec une tablette numérique dans laquelle j’aurais téléchargé tout le contenu du web ! Je sais qu’une telle tablette n’existe pas encore, mais je crois que cela devrait être possible dans un futur pas si éloigné. Même dans ma capsule, je serais encore dans le Monde ! En écrivant cela, je comprends en fait que je ne souhaite pas voyager seul dans une capsule à travers l’univers. J’ai besoin des autres.